Un jugement du Tribunal judiciaire de Marseille du 24 juin 2025 rappelle une règle essentielle : pour obtenir réparation d’un trouble anormal de voisinage, une simple estimation d’agence immobilière ne suffit pas. Seule une expertise judiciaire permet de démontrer avec précision l’existence et l’ampleur du préjudice subi.
L’affaire marseillaise : quand l’estimation d’agence ne suffit pas
Les faits et la décision
Dans cette affaire jugée par le TJ de Marseille (n°21/10098), un propriétaire victimes de troubles de voisinage a été débouté de sa demande d’indemnisation.
Le motif du rejet ? L’évaluation du préjudice présentée par le demandeur provenait d’une simple agence immobilière et n’était pas suffisamment probante pour établir l’existence et le montant du dommage subi.
Une leçon cruciale pour les victimes
Cette décision illustre une erreur fréquente commise par les victimes de troubles de voisinage : croire qu’une estimation classique suffit à prouver leur préjudice devant un tribunal.
La réalité juridique : Seul un expert judiciaire ou un expert immobilier qualifié dispose de la méthodologie et de la crédibilité nécessaires pour évaluer précisément un préjudice lié à des troubles de voisinage.
Qu’est-ce qu’un trouble anormal de voisinage (TAV) ?
Le trouble anormal de voisinage est une théorie jurisprudentielle qui permet d’obtenir réparation pour des nuisances causées par un voisin, même en l’absence de faute de sa part.
Fondement : Responsabilité civile objective basée sur le principe que nul ne doit causer à autrui un trouble excédant les inconvénients normaux du voisinage.
Les trois critères d’anormalité
Pour qu’un trouble soit considéré comme « anormal », il doit être apprécié selon trois paramètres cumulatifs :
1. La périodicité
- Le trouble est-il ponctuel ou permanent ?
- Se produit-il de jour et/ou de nuit ?
- Est-il saisonnier ou continu ?
Impact : Un trouble permanent, notamment nocturne, sera considéré comme plus grave (CA Angers, 3 juin 1998, n°9700479).
2. L’intensité
- Quelle est la gravité objective du trouble ?
- Peut-on le mesurer (décibels pour le bruit, pourcentage d’ombre pour l’ensoleillement) ?
- Dépasse-t-il les seuils réglementaires ?
3. L’incidence
- Quel impact sur la vie quotidienne ?
- Quelle dépréciation du bien ?
- Quel préjudice de jouissance ?
Les troubles anormaux les plus fréquents
1. La perte de vue
Situation type : Construction d’un immeuble, d’un mur ou d’une extension qui obture une vue préexistante.
Éléments à évaluer :
- Étendue de la vue initiale vs vue résiduelle
- Valeur ajoutée de la vue au bien immobilier
- Impact sur la luminosité naturelle
- Sentiment d’enfermement créé
Jurisprudence : La perte de vue peut constituer un TAV même si la construction respecte les règles d’urbanisme.
2. La perte d’ensoleillement
Situation type : Construction qui crée une ombre portée sur le bien voisin, réduisant l’ensoleillement naturel.
Éléments à évaluer :
- Durée d’ensoleillement avant/après la construction
- Périodes de l’année concernées
- Pièces principales affectées
- Impact sur le chauffage et la consommation énergétique
Particularité : L’expert doit réaliser des études d’ombrage précises, souvent avec simulation informatique.
3. Les nuisances sonores
Situations types :
- Activité commerciale bruyante (restaurant, bar, commerce)
- Travaux prolongés
- Installations techniques (climatisation, ventilation)
- Comportements des occupants
Éléments à évaluer :
- Mesure des décibels (nécessite un sonomètre)
- Fréquence et horaires des nuisances
- Nature des sons (aigus, graves, répétitifs)
- Comparaison avec les normes réglementaires
Autres troubles reconnus
Visuels :
- Construction inesthétique dégradant l’environnement
- Éclairage excessif (pollution lumineuse)
Olfactifs :
- Odeurs persistantes (restauration, élevage, industrie)
Environnementaux :
- Pollution (fumées, poussières)
- Vibrations
Sanitaires :
- Humidité transmise
- Insalubrité affectant le voisinage
Le paradoxe de la construction légale qui cause un trouble
Idée reçue : « J’ai un permis de construire, je ne peux pas être condamné »
Réalité juridique : Faux ! L’obtention d’un permis de construire ne met pas à l’abri d’une condamnation pour trouble anormal de voisinage.
Plusieurs décisions marquantes ont posé ce principe :
TGI Paris, 24 mars 2015, n°13/07594
Reconnaissance d’un TAV dans un environnement urbanisé malgré la légalité de la construction.
CA Aix-en-Provence, 1er février 2007, n°99/04678
Confirmation que l’autorisation administrative n’exclut pas la responsabilité.
CA Paris, 6 novembre 2013, n°11/20725
Affirmation du principe de réparation objective.
CA Nîmes, 13 novembre 2007, n°04/04912
Principe fondamental : « Il appartient à celui qui, sans commettre aucune faute, exerce conformément aux autorisations administratives son droit de construire, d’apprécier l’équilibre économique de son entreprise en tenant compte des inconvénients anormaux qui en sont la conséquence pour le voisinage, et dont la réparation fait objectivement partie des charges de l’opération de construction ».
Les deux types de préjudices indemnisables
1. La perte de valeur vénale
Définition : Diminution de la valeur marchande du bien immobilier résultant du trouble.
Base d’évaluation : Définie par la Cour de cassation et précisée par la Charte de l’expertise en évaluation immobilière.
Méthode d’évaluation :
- Valeur du bien avant le trouble (valeur de référence)
- Valeur du bien après le trouble (valeur affectée)
- Différence = perte de valeur vénale
Exemple chiffré :
- Appartement estimé à 300 000 € avec belle vue mer
- Après construction obstruant la vue : 270 000 €
- Perte de valeur vénale : 30 000 € (10%)
Jurisprudence de référence : CA Versailles, 8 décembre 2011, n°10/05320
2. Le préjudice de jouissance
Définition : Gêne et désagrément subis au quotidien dans l’utilisation du bien, même sans intention de vendre.
Caractéristiques :
- Préjudice distinct de la perte de valeur vénale
- Peut être cumulé avec celle-ci
- Se calcule généralement en indemnité mensuelle pendant la durée du trouble
- Peut être définitif (trouble permanent) ou temporaire (trouble passager)
Exemple chiffré :
- Valeur locative mensuelle du bien : 1 000 €
- Perte de jouissance estimée à 30% : 300 €/mois
- Durée du trouble : 24 mois
- Préjudice total de jouissance : 7 200 €
Le cumul possible des deux préjudices
Situation fréquente : Un propriétaire peut obtenir réparation pour :
- La perte de valeur vénale (préjudice définitif au patrimoine)
- + Le préjudice de jouissance (gêne subie pendant la période du trouble)
Condition : Que les deux préjudices soient distincts et démontrés par l’expertise.
L’expertise immobilière : seule solution fiable
Pourquoi une estimation d’agence ne suffit pas ?
Limites de l’estimation d’agence :
- Méthodologie non judiciaire
- Pas d’analyse comparative avant/après
- Absence d’évaluation des trois critères (périodicité, intensité, incidence)
- Pas de mesures techniques (décibels, ensoleillement, etc.)
- Manque de neutralité perçue par les tribunaux
- Crédibilité insuffisante devant un juge
Résultat : Rejet de la demande, comme dans l’affaire marseillaise
Les atouts de l’expert immobilier judiciaire
Qualifications reconnues :
- Inscrit sur liste de cour d’appel ou Cour de cassation
- Formation spécifique en évaluation immobilière
- Connaissance de la Charte de l’expertise
- Respect des normes professionnelles
Méthodologie rigoureuse :
- Visite contradictoire des lieux
- Mesures objectives (sonomètre, luxmètre, etc.)
- Documentation photographique complète
- Analyse de marché comparative
- Rapport détaillé et motivé
Crédibilité judiciaire :
- Accepté par toutes les juridictions
- Force probante élevée
- Neutralité reconnue
- Peut être désigné d’office par le juge
Le contenu d’une expertise de qualité
Éléments indispensables :
1. État des lieux initial
- Description du bien avant le trouble
- Qualités initiales (vue, ensoleillement, calme)
- Valeur de référence
2. Analyse du trouble
- Nature précise du trouble
- Mesures objectives (décibels, heures d’ombre, etc.)
- Fréquence et permanence
- Comparaison avec normes réglementaires
3. Évaluation de l’impact
- Sur la valeur vénale (méthode comparative)
- Sur la jouissance quotidienne
- Sur la santé/qualité de vie si pertinent
4. Calcul du préjudice
- Perte de valeur vénale chiffrée
- Préjudice de jouissance chiffré
- Durée d’indemnisation proposée
- Jurisprudence comparable citée
5. Conclusion chiffrée
- Montant total du préjudice
- Répartition entre les postes
- Éventuelles préconisations
Quand faire appel à un expert ?
En amiable : privilégier la négociation
Avant toute action judiciaire :
- Contactez votre voisin à l’amiable
- Envoyez un courrier recommandé décrivant les troubles
- Proposez une expertise amiable contradictoire
- Tentez une médiation ou conciliation
Avantages de l’expertise amiable :
- Coût partagé entre les parties
- Rapidité d’intervention
- Base de négociation objective
- Évite les frais de justice
- Préserve les relations de voisinage
En judiciaire : le recours au juge
Si l’amiable échoue :
Étape 1 : Assignation en référé
- Demander au juge la désignation d’un expert judiciaire
- Procédure rapide (quelques semaines)
- L’expert est désigné par ordonnance
Étape 2 : Expertise judiciaire
- Menée par l’expert désigné
- Contradictoire (toutes parties convoquées)
- Aboutit à un rapport déposé au greffe
Étape 3 : Action au fond
- Assignation en réparation du préjudice
- Sur la base du rapport d’expertise
- Le juge fixe l’indemnisation
Coût :
- Consignation d’expertise : 2 000 € à 5 000 € selon complexité
- Peut être mise à la charge finale du responsable du trouble
Les conseils du cabinet Politano pour maximiser vos chances
1. Constituez un dossier solide
Documents à rassembler :
- Photos avant/après le trouble (si possible)
- Courriers échangés avec le voisin
- Mesures déjà effectuées (décibels, etc.)
- Estimation initiale du bien (avant trouble)
- Annonces immobilières comparables
- Témoignages de voisins ou visiteurs
2. Agissez rapidement
Prescription : 5 ans à compter de la manifestation du dommage (et non de sa découverte pour les troubles permanents)
Pourquoi la rapidité compte ?
- Plus le trouble dure, plus le préjudice s’accumule
- Les preuves peuvent disparaître
- Démontre le caractère insupportable du trouble
3. Privilégiez l’expertise privée préalable
Avant même d’assigner :
- Faites réaliser une expertise privée par un professionnel qualifié
- Utilisez-la pour chiffrer votre préjudice dans l’assignation
- Servez-vous-en comme base de discussion amiable
Coût : 1 000 € à 3 000 € selon complexité Bénéfice : Crédibilité immédiate et base solide pour négocier ou assigner
4. Choisissez le bon expert
Critères de sélection :
- Inscrit sur liste de cour d’appel
- Spécialisé en évaluation immobilière
- Expérience en matière de TAV
- Connaissance du marché local
- Disponible pour témoigner si besoin
Où trouver un expert qualifié ?
- Listes des cours d’appel (consultables en ligne)
- Compagnie nationale des experts de justice (CNEJ)
- Ordre des géomètres-experts
- Chambre des experts immobiliers de France
5. Anticipez la défense adverse
Arguments classiques du voisin responsable :
- « J’ai un permis de construire » → Juridiquement inopérant
- « C’est conforme aux règles » → Ne suffit pas à écarter le TAV
- « Ce n’est pas si grave » → L’expertise objective tranchera
- « Vous exagérez votre préjudice » → L’expert évaluera précisément
Votre réponse : Un rapport d’expertise solide qui démontre objectivement l’existence et l’ampleur du trouble.
Les erreurs à éviter absolument
Erreur n°1 : Se contenter d’une estimation d’agence
Conséquence : Débouté comme dans l’affaire marseillaise
Erreur n°2 : Attendre trop longtemps avant d’agir
Conséquence : Prescription ou accumulation du préjudice
Erreur n°3 : Ne pas documenter le trouble
Conséquence : Difficulté à prouver l’intensité et la permanence
Erreur n°4 : Renoncer face à un permis de construire
Conséquence : Perte d’une indemnisation légitime
Erreur n°5 : Choisir un expert non qualifié
Conséquence : Rapport non recevable devant le tribunal
Erreur n°6 : Oublier de demander les deux types de préjudices
Conséquence : Sous-indemnisation (oubli du préjudice de jouissance ou de la perte de valeur)
La leçon de l’affaire marseillaise
Un message clair du tribunal
Le TJ de Marseille a envoyé un signal fort à toutes les victimes de troubles de voisinage : ne négligez pas la qualité de votre expertise.
Les trois leçons à retenir :
- La preuve est centrale Sans expertise solide, même un trouble réel ne sera pas indemnisé
- Tous les experts ne se valent pas Une estimation d’agence n’a pas la même valeur qu’une expertise immobilière méthodique
- L’anticipation paye Investir dans une bonne expertise dès le départ évite un échec judiciaire coûteux
Une jurisprudence protectrice… sous conditions
La jurisprudence française est globalement favorable aux victimes de TAV :
- Pas besoin de prouver une faute
- Le permis de construire ne protège pas
- Possibilité de cumuler les préjudices
- Troubles permanents présumés
MAIS cette protection ne joue pleinement que si la victime apporte une preuve solide et technique de son préjudice.
Ne commettez pas la même erreur que cette affaire : faites appel à un expert immobilier qualifié AVANT d’agir. Consultez également un avocat spécialisé en droit immobilier pour sécuriser votre démarche et maximiser vos chances d’indemnisation.



